Un musicien amateur rencontre souvent des problèmes de rythme : imprécisions par rapport à ce qui est écrit sur la partition, difficultés à garder un tempo stable, ralentis inappropriés au moment des difficultés techniques… Moins visibles dans le travail en solo, ces difficultés sont évidemment décuplées au moment de jouer à deux, trois ou plus … L’occasion de faire le point sur cette notion centrale qu’est le rythme.
Quand la philosophie vient éclairer la musique…
Prenons un peu de hauteur, pour commencer, avec Henri Bergson. Philosophe et grand théoricien de la temporalité, il distingue deux types de temps : “le temps des horloges” et “la durée” :
Le temps des horloges
Le temps des horloges, c’est le temps des sciences, un temps essentiellement fondé sur des propriétés spatiales, purement intellectuelles, qui permettent de le mesurer (jours, heures, minutes, secondes…). Il est représenté sur des intervalles ou sur un repère orthonormé, puisque c’est le propre des éléments spatiaux que de pouvoir se soumettre aux mesures et au quantifiable. Ce temps scientifique est quantitatif (donc divisible), discontinu et les éléments qui le composent demeurent extérieurs les uns des autres. Pour les musiciens, c’est le temps du métronome ! Il divise une unité première (la noire par exemple), s’inscrit dans une métrique, se structure par mesure (le mot est d’ailleurs bien choisi, lorsque l’on y réfléchit ! ), se dessine sur la partition.
La durée
Selon Bergson, les sciences, en voulant spatialiser ce temps, ont éliminé la durée. Dans notre rapport au temps, tout se passe comme si un malin génie avait la faculté d’ accélérer le temps ou de le ralentir à loisir… Si l’on se fonde sur la vision scientifique, l’accélération n’a aucune répercussion, il reste inchangé, et pourtant… Notre intuition, et non plus cette fois notre intellect, saisit la temporalité différemment et l’expérimente singulièrement. Cette durée bergsonienne, c’est le temps vécu, libre, fluctuant, intime et mouvant.
Il faut préciser que le temps des horloges et la durée vécue n’entretiennent pas un rapport conflictuel. Les hommes possèdent un instinct, ce dernier s’articule à l’intelligence. Or, lorsque l’on joue de la musique, nous vivons la symbiose parfaite de ces deux types de temporalités. Voilà peut-être pourquoi cela est si difficile ! Une construction intellectuelle et mathématique est absolument nécessaire pour donner à entendre à l’auditeur une temporalité sensible, vécue, libre et élastique. Amis du rubato, c’est le moment où nous théorisons ce qui vous fait tant vibrer !
Dans la pratique, comment s’améliorer ? Zoom sur la pulsation intérieure
Il est primordial de ressentir la pulsation, de la vivre, afin de l’intérioriser. Cette notion de “pulsation intérieure” est le fondement de tout travail rythmique chez un musicien. Pour progresser sur ce point précis, il est possible de faire quelques exercices. Prenons un tempo donné et, tentons, par exemple, au sein de cette métrique régulière, de créer des débits différents :
- Plaçons la croche,
- Puis passons à la double,
- Un peu plus dur, tentons de placer le triolet.
L’enjeu est ici de maintenir une stabilité. Le temps des horloges de Bergson prend ici tout son sens. Les problèmes récurrents de rythme chez les amateurs puisent souvent leur source ici. Le musicien ne visualise pas ces divisions temporelles sur une sorte de papier millimétré imaginaire ; son esprit est, à ce moment précis, plutôt comme une feuille blanche, immaculée, sans repère ! C’est la porte à toutes les imprécisions…
Les carrures et les formes ou comment se créer des repères à un autre niveau
Chaque œuvre est construite sur une forme précise, c’est sa structure, son architecture-même. Cette organisation peut être très simple – c’est notamment le cas des musiques populaires (des danses notamment)- ou beaucoup plus complexe. Au sein de la grande structure, s’organisent ce qu’on nomme des “carrures”. Elles diffèrent selon les époques, les styles et les répertoires. Elles quadrillent le temps.
C’est une notion très importante dans l’enseignement du jazz, puisque l’improvisation impose d’avoir ce type de cadre, c’est la condition sine qua non pour que puisse de déployer l’imagination de chacun. L’un des exercices classiques en jazz consiste donc à chanter la ligne de basse pour ne pas perdre la grille harmonique et se repérer ainsi dans la forme.
Une grande partie des œuvres en musique classique est fondée sur la forme ABA ; B étant un passage qui permet de changer, de varier, de proposer de nouvelles idées musicales, avant le retour des premiers éléments thématiques. Cette forme basique a, ensuite, de nombreuses variantes. En jazz, AABA est davantage répandue et sa partie B est appelée “pont” (bridge). Chaque style privilégie, ainsi, des carrures spécifiques : par 8, 12 ou 16 mesures par exemple.
Un dernier conseil, donc, avant de vous atteler à une œuvre, examinez-la attentivement et tentez de découvrir comment elle est construite. L’apprentissage, rythmique notamment, en sera grandement facilité !